Seize
LE DOSSIER DES SORCIÈRES MAYFAIR
PARTIE IV
Stefan,
Apres m’être un peu rafraîchi, je reprends mon récit où je l’ai laissé. L’esprit est là. Il y a un instant, il s’est rendu visible à un pas de moi, sous son aspect humain, comme il en a coutume. Il a éteint ma bougie, bien qu’il n’ait pas le souffle humain nécessaire pour le faire.
J’ai dû descendre chercher du feu. A mon retour, mes fenêtres étaient ouvertes et battaient au vent. Je les ai refermées. Mon encre était renversée mais j’en avais en réserve. Les couvertures avaient été arrachées du lit et mes livres étaient éparpillés.
Dieu merci, mon coffret est en route vers toi. Je n’en dirai pas plus au cas où la chose saurait lire.
Elle émet un son semblable à des ailes qui battent, puis elle rit. Je me demande si Charlotte dort, dans sa chambre de Maye Faire. Si c’est le cas, c’est pourquoi l’esprit me harcèle.
Mais laisse-moi te relater, aussi vite que possible, les événements de la nuit dernière.
Je me mis en marche sur la route. La lune était haute et le sentier sinueux ouvert devant moi. Je marchais vite bien qu’étourdi par ma liberté retrouvée et étonné que l’esprit ne se soit pas interposé. J’humais l’air frais autour de moi, certain d’arriver à Port-au-Prince avant le lever du soleil.
Je suis vivant, me disais-je. Je suis sorti de ma prison et je vivrai peut-être assez longtemps pour regagner la maison mère !
Mais mon esprit était obnubilé par Charlotte et son pouvoir d’envoûtement sur moi. Je me la rappelais allongée sur le lit où je l’avais laissée. Je m’en voulais d’avoir abandonné tant de beauté et de sensualité car je l’aimais réellement, follement ! L’idée que dans quelques heures je serais définitivement séparé d’elle m’était insupportable.
Je marchai et marchai. De temps à autre, j’apercevais une lueur au-dessus des champs obscurs de chaque côté du chemin. Une fois, un cavalier passa, comme pressé d’accomplir une mission importante. Il ne me vit même pas. Avec la lune et les étoiles pour seuls témoins, je réfléchissais à la lettre que j’allais t’écrire et à la façon dont je te décrirais les événements.
Cela faisait peut-être trois quarts d’heure que je marchais lorsque j’aperçus un homme au loin. Il était immobile et semblait me regarder approcher. Le plus curieux était que c’était un Hollandais. Je le reconnus à son immense chapeau noir.
Cela me fit penser que j’avais perdu le mien. Je le portais en arrivant à Maye Faire mais ne l’avais pas récupéré après que les esclaves me l’eurent pris avant le dîner du premier soir.
Je me demandai qui était ce Hollandais debout sur le bas-côté de la route à me regarder. C’était une forme sombre à la barbe et aux cheveux blonds.
Je ralentis car, curieusement, il ne bougeait pas. Et plus j’avançais plus je le trouvais étrange. Je me ressaisis en songeant que ce n’était après tout qu’un homme et que je n’avais aucune raison d’être sur la défensive.
Mais au même instant, je fus assez près pour voir son visage : c’était mon double ! Immédiatement, il bondit vers moi et s’arrêta à un pas. Ma propre voix sortit de ses lèvres.
— Petyr, tu as oublié ton chapeau ! s’exclama-t-il en partant d’un rire terrible.
Je tombai à la renverse sur la route, mon cœur battant à tout rompre dans ma poitrine. Il se pencha sur moi, tel un vautour.
— Mais ramasse ton chapeau, Petyr ! Il est tombé dans la poussière !
— Ne m’approche pas ! hurlai-je de terreur.
Me retournant, je rampai sur le côté, à la façon d’un crabe, pour échapper l’apparition. Puis je me levai et me ruai sur lui comme un taureau mais je ne rencontrai que le vide. Sur la route déserte, il n’y avait que moi et mon chapeau noir écrasé dans la poussière.
Tremblant comme un enfant, je le ramassai et l’époussetai.
— Espèce de sale esprit ! Je connais tous tes tours.
— Vraiment ? dit une voix.
Celle d’une femme, cette fois. Je fis volte-face et aperçus une fraction de seconde ma Deborah lorsqu’elle était petite fille.
— Cc n’est pas elle ! Tu n’es qu’un faiseur venu de l’enfer !
Stefan, cette vision fugitive me traversa le corps comme un coup d’épée. J’avais vu son sourire d’enfant et son œil brillant. Un sanglot monta dans ma gorge.
— Sale esprit ! maugréai-je.
Lentement, je parvins à arrêter mes tremblements et à mettre mon chapeau.
Je me remis en marche, mais bien moins vite qu’avant. Partout où je posais les yeux j’avais l’impression de voir un visage ou une silhouette, mais ce n’étaient que des illusions : un bananier se balançant dans la brise, des fleurs rouges géantes somnolant sur leurs tiges, penchées au-dessus des clôtures bordant la route.
Je décidai de regarder droit devant moi. Mais j’entendis alors un bruit de pas derrière moi et le souffle d’un autre homme. Les pas étaient réguliers mais décalés par rapport aux miens. Je décidai de les ignorer mais je sentais le souffle chaud de la créature dans mon cou.
— Va au diable ! criai-je en me retournant.
J’aperçus alors au-dessus de moi l’image monstrueuse de moi-même avec à la place de la tête un crâne nu et en flammes.
— Va au diable, te dis-je !
Et je repoussai le monstre de toutes mes forces tandis qu’il s’abattait sur moi, ses flammes me brûlant. Et, alors que je m’attendais à heurter le vide, je sentis une poitrine solide.
Grognant moi-même comme un monstre, je me débattis pour le faire reculer. Dans un souffle chaud, il s’évanouit. Je ne m’étais pas même rendu compte que j’étais tombé par terre.
La nuit s’était assombrie car la lune n’était plus haut dans le ciel et je me demandai combien d’heures il allait me falloir pour atteindre Port-au-Prince.
— D’accord, esprit du mal ! Quoi qu’il arrive, je ne croirai plus mes yeux.
Sans hésiter, je me tournai dans la bonne direction et me mis à courir, les yeux baissés, jusqu’à perdre haleine. Finalement, je ralentis et poursuivis mon chemin, les yeux rivés sur la poussière sous mes pieds.
Peu après, j’aperçus à côté de moi des pieds nus en sang. Sachant qu’ils n’étaient pas réels, je n’y prêtai aucune attention.
— J’ai compris ton petit jeu, dis-je. Tu as promis de ne me faire aucun mal et tu tiens ta promesse. Ce que tu veux faire, c’est me rendre fou, n’est-ce pas ?
Me rappelant les enseignements des anciens, à savoir que parler à un démon ne faisait que lui donner des forces, je me contentai de prier.
Les pieds et l’odeur de chair brûlée avaient disparu mais, au loin, j’entendis un bruit sinistre de bois que l’on fend à la hache.
Cette fois, ce n’est pas une illusion, songeai-je. La chose était en train de déraciner les arbres pour les mettre en travers de mon chemin.
Je poursuivis ma marche, me préparant à surmonter les obstacles et me rappelant que l’esprit cherchait à me rendre fou et que je ne devais pas tomber dans son piège. Lorsque j’aperçus le pont devant moi, je compris que j’étais presque arrivé à la hauteur de la rivière et que les bruits que j’entendais provenaient du cimetière ! La créature était en train de profaner les tombes !
Une terreur sans égale s’empara de moi. Nous avons tous nos propres peurs, Stefan. Un homme peut être capable de percer hardiment les lignes ennemies mais incapable de rester seul dans une pièce à côté d’un cadavre. En ce qui me concerne, les cimetières ont toujours été pour moi un lieu de terreur. Maintenant que j’avais compris ce que l’esprit avait l’intention de faire, et sachant que j’allais devoir traverser le pont et le cimetière, j’étais pétrifié et trempé de sueur. J’étais incapable d’avancer.
Mais rester sur place était pure folie. Je me forçai à bouger et à m’approcher, pas après pas, du pont. C’est alors que je vis le cimetière ravagé et les cercueils arrachés à la terre. Je vis des corps en sortir, poussés comme des pantins par la créature.
— Petyr, cours ! criai-je en essayant d’obéir à mon propre ordre.
Je traversai le pont en un clin d’œil mais les cadavres montaient vers moi des deux rives. Je les entendais ! J’entendais aussi le bruit des cercueils pourris craquant sous leurs pas. Illusion ! Leurre ! me répétai-je, mais lorsque le premier cadavre atteignit le chemin devant moi, je me mis à crier comme une femme.
— Ne m’approchez pas !
Les bras putrides battaient l’air autour de moi. Je perdis l’équilibre et heurtai un autre corps en décomposition avant de tomber sur les genoux.
Je criais, Stefan ! Je criais à l’esprit de mon père et à celui de Roemer Franz de me venir en aide ! Les monstres m’entouraient de toutes parts et me poussaient dans tous les sens. L’odeur de putréfaction était insoutenable.
Je me ruai sur eux en trébuchant et jouai des coudes pour leur échapper. Reprenant mon équilibre, j’ôtai mon manteau et me mis à courir en le lançant de droite et de gauche pour me protéger. Je m’aperçus qu’ils étaient trop faibles pour me résister et j’en profitai pour quitter le cimetière. Une fois sorti de ce cauchemar, je m’arrêtai un peu plus loin et m’agenouillai pour reprendre mon souffle.
Je les entendais toujours. Regardant par-dessus mon épaule, je vis une légion de corps à la démarche saccadée qui n’avaient pas renoncé à me poursuivre.
Me levant, je repris ma course effrénée, mon manteau sale à la main. J’avais perdu mon précieux chapeau. Quelques minutes plus tard, je les avais distancés. Je suppose qu’ils avaient enfin renoncé.
Mes pieds me faisaient mal et ma poitrine me brûlait. Mes manches étaient couvertes de lambeaux de chair et l’odeur putride me poursuivait. Mais tout était tranquille. La bagarre avait dû épuiser les forces de l’esprit. Il me fallait en profiter.
Le ciel commençait à s’éclaircir. J’entendis des charrettes derrière moi et, à droite et à gauche, les champs reprenaient vie, En arrivant au sommet d’une colline, j’aperçus la ville coloniale au-dessous de moi. Je poussai un énorme soupir.
Une des charrettes approchait. C’était une petite carriole brinquebalante chargée de fruits et de légumes et conduite par deux mulâtres à la peau claire. Ils s’arrêtèrent et me fixèrent du regard. Dans le meilleur français possible, je leur expliquai que j’avais besoin de leur aide et sortis de ma poche plusieurs pièces qu’ils prirent avec gratitude. Je sautai à l’arrière de la charrette.
Adossé à un monceau de légumes, je m’endormis malgré les cahotements du véhicule.
J’étais en train de rêver que j’étais de retour à Amsterdam quand je sentis une main tapoter gentiment ma main gauche. Je levai la droite pour faire de même puis ouvris les yeux, tournai la tête sur la gauche et aperçus le corps brûlé et noirci de Deborah. Chauve et racornie, elle me regardait de ses yeux bleus bien vivants. Ses dents grimaçaient derrière ses lèvres brûlées.
Je hurlai si fort que mes deux compagnons et le cheval en furent effrayés. Je dégringolai sur la route et, le cheval s’étant emballé, les deux hommes furent incapables de le faire arrêter. Bientôt, la carriole disparut de ma vue.
Les jambes croisées, je restai assis par terre à crier :
— Espèce de saleté d’esprit ! Qu’est-ce que tu veux exactement ? Vas-y ! Dis-le ! Pourquoi ne pas me tuer tout de suite ? Tu en as certainement le pouvoir !
Nulle voix ne me répondit mais je sentais sa présence. Levant les yeux, je le vis dans son aspect habituel, avec ses cheveux foncés et son pourpoint en cuir. C’était le bel homme que j’avais déjà vu par deux fois.
Assis sur la clôture bordant la route, bien réel puisque je voyais même les rayons du soleil sur lui, il me scrutait pensivement. Son visage était très pâle.
Ne ressentant aucune crainte, je le regardai fixement et perçus quelque chose de très important pour moi.
Il n’était pas une illusion. L’esprit s’était créé un véritable corps !
— Eh oui ! dit-il sans que ses lèvres bougent.
Je continuai à soutenir son regard. Par épuisement, sans doute, je n’avais pas peur du tout. Le soleil matinal se faisant plus vif, je vis qu’il traversait son corps et que les particules dont il était formé ressemblaient à des grains de poussière flottant dans la lumière.
— Tu es poussière, murmurai-je, en pensant à la phrase biblique.
Mais il avait déjà commencé à se désagréger. Son image pâlit et il n’en resta plus rien. Le soleil s’éleva au-dessus de la campagne, plus magnifique qu’aucun autre soleil matinal.
Charlotte s’était-elle réveillée ? L’avait-elle rappelé ? Je ne saurais répondre.
En moins d’une heure, j’avais regagné mon logement après m’être entretenu successivement avec notre agent local et l’aubergiste, comme je l’ai déjà dit.
D’après ma montre, que j’ai réglée à midi sur celle de l’auberge, il est bien plus de minuit maintenant. Et le monstre est resté dans ma chambre un bon moment.
Pendant plus d’une heure, il n’a pas cessé de venir et de repartir sous sa forme humaine. Il s’asseyait tour à tour dans l’un ou l’autre coin de la pièce. Une fois, je l’ai aperçu dans le miroir ; il me regardait. Stefan, comment fait-il ? Il est impossible que le miroir renvoie son image ! Mais je refusai de lever les yeux sur lui et l’image finit par s’évanouir.
Il vient de se mettre à déplacer les meubles dans la chambre et à faire un bruit d’ailes qui buttent. Je dois quitter cette pièce. Je vais faire partir cette lettre.
Cordialement vôtre.
Petyr.
Stefan,
L’aube se lève et toutes mes lettres sont en route vers toi. Le bateau a levé l’ancre il y a une heure et je serais bien parti avec lui. Mais je suis bien conscient que, si la chose a l’intention de me détruire, il vaut mieux que je reste ici pour que mes lettres arrivent à bon port.
Je crois qu’elle est capable de faire sombrer un bateau car à peine avais-je posé le pied sur le pont, pour remettre les lettres au capitaine, que le vent s’est levé et que la pluie s’est mise à battre contre les carreaux. Le bateau lui-même tanguait dangereusement.
En me raisonnant, je me dis qu’il n’est pas suffisamment fort pour faire chavirer le bateau. Mais si je me trompais ? Je ne veux pas risquer la vie des passagers.
J’ai donc décidé de rester ici, dans une taverne bondée de Port-au-Prince, car j’ai peur de rester seul.
Un peu plus tôt, je me suis rendu dans une autre taverne, où je me suis endormi. Au bout d’un quart d’heure environ, j’ai été réveillé par des flammes qui m’entouraient. Mais j’avais seulement renversé la bougie, qui avait mis le feu à du cognac répandu sur la table. L’aubergiste m’a réprimandé et m’a prié d’aller dépenser mon argent ailleurs. La chose était là, dans l’ombre, près de la cheminée. Si elle avait été capable de faire bouger son visage de cire, elle aurait souri.
Je suis si las, Stefan. Je suis retourné à ma chambre pour dormir mais l’esprit m’a fait tomber de mon lit.
Même dans ce lieu public plein de buveurs nocturnes et de voyageurs, il me joue des tours. Je sais que l’image de Roemer, que je vois assis près du feu, n’est pas réelle. Et que la femme qui est apparue un instant dans l’escalier, que les clients de la taverne ont à peine remarquée, est Geertruid, morte depuis vingt ans. Je suis certain que l’esprit dérobe ces images dans mon esprit mais j’ignore comment il s’y prend.
J’ai essayé de lui parler. Dans la rue, je l’ai supplié de me dévoiler ses intentions. Je lui ai demandé si j’allais vivre, si je pouvais faire quelque chose pour qu’il cesse de me harceler et quels ordres Charlotte lui avait donnés.
Après m’être assis à une table et avoir commandé du vin – j’ai recommencé à boire en quantité – je l’ai vu faire bouger ma plume et griffonner sur ma feuille de papier : « Petyr va mourir. »
Je joins cette feuille à ma lettre car elle est l’œuvre d’un esprit. Peut-être Alexandre pourrait-il y imposer ses mains et apprendre quelque chose.
Quant à moi, je n’ai plus qu’un moyen pour sauver ma vie. Dès que j’aurai remis cette lettre à l’agent, j’irai voir Charlotte pour l’implorer d’arrêter le monstre. C’est la seule solution, Stefan. Encore faut-il que j’atteigne Maye Faire sans encombre.
Le pire qui puisse m’arriver, Stefan, serait que Charlotte sache très bien ce que le démon a entrepris avec moi et qu’elle soit l’instigatrice de ce dessein diabolique.
Si tu n’as plus de nouvelles de moi je le rappelle que des bateaux hollandais quittent Port-au-Prince chaque jour à destination de notre bonne ville –, je te prie de bien vouloir suivre mes instructions.
Tout d’abord, écris à la sorcière pour lui annoncer ma disparition. Mais fais en sorte que la lettre n’émane pas de la maison mère et que l’adresse mentionnée pour la réponse ne permette pas au monstre de pénétrer dans nos murs.
Je te supplie de n’envoyer personne à ma recherche ! Car un tel envoyé connaîtrait un sort pire que le mien.
Essaie d’apprendre d’autres sources ce que devient cette femme et n’oublie pas que l’enfant qu’elle mettra au monde d’ici neuf mois est de moi.
Que te dire encore ?
Après ma mort, j’essaierai d’entrer en contact avec toi ou avec Alexandre. Mais, mon pauvre ami, je redoute fort qu’il n’y ait pas d’« après », que seules les ténèbres m’attendent et que mon temps dans la lumière soit révolu.
En ces dernières heures de ma vie, je n’éprouve aucun regret. Le Talamasca était tout pour moi et j’ai passé de nombreuses années à défendre les innocents et à chercher le savoir. Je vous aime, mes frères et mes sœurs du Talamasca.
Souvenez-vous de moi, non pas pour mes faiblesses, mes péchés et mon manque de jugement, mais pour l’amour que je vous porte.
Maintenant, je vais te raconter ce qui vient de se passer. C’est digne du plus grand intérêt.
J’ai revu Roemer, mon très cher Roemer, le premier dirigeant de notre ordre que j’aie connu. Il avait l’air si jeune et si beau et j’étais si heureux de le revoir que j’ai pleuré. Je ne voulais pas que son image disparaisse.
J’ai eu envie de profiter de cette apparition. N’émanait-elle pas de mon propre esprit ? Je lui ai parlé.
— Mon très cher Roemer, tu n’imagines pas à quel point tu m’as manqué. Où étais-tu ? Qu’as-tu appris ? Assieds-toi et bois un verre avec moi.
Alors, mon maître bien-aimé s’est assis, s’est accoudé à la table et m’a abreuvé des pires obscénités que j’aie jamais entendues. Il a dit qu’il allait m’arracher mes vêtements et me donner beaucoup de plaisir, qu’il en avait toujours eu envie quand j’étais jeune garçon, et même qu’il l’avait fait, la nuit, qu’il était entré dans ma chambre et qu’après il en avait bien ri.
Je devais avoir l’air pétrifié devant ce monstre qui, souriant comme Roemer, susurrait à mon oreille des horreurs dignes de la pire des catins. Finalement, la bouche de la créature cessa de remuer mais se fendit et s’agrandit, découvrant une langue noire, énorme et brillante, qui se mit à grossir comme la bosse d’une baleine.
Tel un pantin, j’attrapai ma plume, la plongeai dans l’encre et me mis à décrire ce que je venais de voir. Pendant ce temps, l’apparition s’était évanouie.
J’en fus tout retourné, Stefan, et des souvenirs ont resurgi dans ma mémoire. Je vais te confier un secret. Bien entendu, Roemer n’a jamais pris de telles libertés avec moi ! Mais je me rappelle maintenant que j’ai prié pour qu’il le fasse ! Et le monstre a extirpé du fond de mon esprit qu’enfant, couché dans mon lit, je rêvais que Roemer vienne à moi, tire mes couvertures et se couche avec moi. J’en ai rêvé !
Il serait peut-être capable de me ramener ma mère. Nous nous assoirions ensemble près du foyer de la cuisine et chanterions.
Je dois partir. Le soleil est levé et la chose n’est plus là. Avant de me rendre à Maye Faire, je vais remettre la lettre à notre agent. A moins que les policiers ne m’arrêtent et ne me jettent en prison. J’ai vraiment l’air d’un vagabond qui a perdu l’esprit. Charlotte m’aidera. Elle retiendra ce démon.
Tout est dit.
Petyr
Note destinée aux archives
Cette lettre est la dernière reçue de Petyr Van Abel. Deux semaines après qu’elle fut arrivée à la maison mère, Jan Van Clausen, un marchand hollandais de Port-au-Prince, nous a fait parvenir la nouvelle de la mort de Petyr. Son corps a été découvert environ douze heures après que Petyr eut loué un cheval et quitté Port-au-Prince.
Les autorités locales ont conclu qu’il a été assassiné sur la route, probablement par une bande d’esclaves en fuite en train de profaner un cimetière qu’ils avaient déjà dévasté un jour ou deux auparavant.
De toute apparence, Petyr a été battu et emmené dans une vaste crypte en brique où il a été écrasé sous un arbre abattu et un monceau de débris. Lorsqu’on l’a retrouvé, les doigts de sa main droite étaient pris dans les débris comme s’il avait essayé de s’y creuser un chemin pour sortir. Deux des doigts de sa main droite avaient été coupés et n’ont jamais été retrouvés.
Les responsables de la profanation et du meurtre n’ont jamais été découverts. Le fait que l’argent, la montre en or et les papiers de Petyr n’aient pas été volés ajoutent au mystère de sa mort.
Van Clausen a renvoyé à la maison mère les effets personnels de Petyr. A la demande de l’ordre, il a poursuivi les recherches sur les circonstances de sa mort.
Cela n’a pas donné grand-chose. Il a appris que, le jour et la nuit qui ont précédé le drame, tout le monde avait pris Petyr pour un fou. Il ne cessait de réclamer que ses lettres soient envoyées à Amsterdam et que la maison mère soit prévenue au cas où il serait retrouvé mort.
Plusieurs témoins ont dit l’avoir vu en compagnie d’un jeune homme étrange aux cheveux foncés avec lequel il échangeait de longues conversations.